Message du president, juin 2020
Le philosophe Roger Bacon (1214-1292) a déclaré un jour : « Il existe de nombreux corps denses qui tous ensemble interfèrent avec la vision et les autres sens de l’homme, de sorte que les rayons ne peuvent passer avec une énergie telle qu’ils produisent un effet sur le sens humain et, pourtant, les rayons traversent bien sans que nous en soyons conscients » (Bridges, 1897).
Bien que Bacon fît alors largement référence à des perceptions plus sensorielles de la lumière, du son et de la chaleur, il est clair que dès l’époque médiévale, certains universitaires comprenaient que tout ce qui existe dans l’éther[1] ne pouvait être facilement expliqué, mais qu’il pouvait y avoir « cause et effet » pour l’exposition. Puisque les concepts de la radioprotection traitent beaucoup de cause et effet, j’ai décidé d’utiliser cette rubrique du Bulletin pour explorer les débuts de l’histoire de la radioprotection (avec la mise en garde que nous ne pouvons tout couvrir ici)!
An early X-ray procedure.
File: Early x-ray procedure.jpg. Downloaded from Wikimedia. Description: Photo of an early X-ray procedure, using a fluoroscope screen, around 1910. No precautions to minimize exposure were taken since the dangers of x-rays were not known at the time. The caption read: ‘A physician examining the bones of the arm by means of X-rays’. Original source: Burns, Elmer Ellsworth. (1910). The Story of Great Inventions, p. 233, fig. 117. New York: Harper & Brother. Permissions: Public domain. |
Les débuts de la radioprotection
En décembre 1895, Wilhelm Conrad Röntgen (Allemagne) découvre les rayons X, et en novembre 1896, Henri Becquerel (France) remarque la radioactivité de l’uranium. Émil Herman Grubbé (États-Unis), un fabricant de tubes de Crookes[2] situé à Chicago, utilisait son équipement pour étudier la fluorescence des matériaux dès 1896. En janvier de cette même année, Grubbé remarque qu’il a développé un érythème, une ulcération, puis une cicatrisation des mains. Notant les possibles aspects thérapeutiques des rayons X, Grubbé traite même une patiente atteinte d’un cancer du sein à la fin de janvier 1896 (Grubbé, 1933).
En février 1896, John Daniel et William Lofland Dudley de l’Université Vanderbilt (États-Unis) radiographient la tête de Dudley et produisent ainsi la première radiographie diagnostique (Sansare et al., 2011). En juillet 1896, Victor Despeignes (France) déclare utiliser des rayons X pour traiter le cancer de l’estomac (Leszczynski et Boyko, 1997).
En mars 1897, Stone Scott (États-Unis) rapporte 69 cas de lésions cutanées causées par les rayons X (Scott, 1897). Il est à noter que la toute première poursuite pour brûlures par rayonnements a été déposée en 1899 (Grand Forks, 1899).
Avant que Bergonié et Tribondeau (France) étudient les changements cellulaires provoqués par l’exposition aux rayons X dans les testicules de rats en 1904 (Vogin et Foray, 2012), Heineke (Allemagne) provoquait une leucémie chez les rats après exposition aux rayons X en 1903 (Heineke, 1905).
Il est clair qu’au cours de la première décennie suivant la découverte des rayons X et de la radioactivité, plusieurs choses se passent dans le monde pour étudier les effets de l’exposition aux rayonnements ionisants.
En Allemagne, vers 1911, Otto Hesse recueille les antécédents de 94 cas de tumeurs radio-induites (dont 50 cas chez les premiers radiologues) (Hesse, 1911). En 1922, René Ledoux-Lebard (France) estime que plus de 100 des premiers radiologues sont morts d’un cancer d’origine professionnelle (Patterson, 1973).
Le premier décès déclaré d’une travailleuse de l’industrie du cadran au radium remonte à 1925 (Rowland, 1944). En 1939, Sigismund Peller (États-Unis) signale 47 cas de cancer du poumon chez 400 mineurs travaillant dans les mines de pechblende[3] de Joachimsthal en Bohême (CNR, 1988). En effet, la science de l’épidémiologie, introduite au milieu des années 1800 pour les maladies infectieuses, a commencé à être utilisée pour étudier l’exposition à des agents non infectieux, tels que l’exposition aux rayonnements.
La formalisation de la réglementation en radioprotection a commencé environ une quinzaine d’années après la découverte des rayons X! En effet, la Société radiologique allemande a établi des normes en 1913 en fonction des doses d’érythème cutané (Stabin, 2007). En 1915, la British Roentgen Society commence à formuler des recommandations en matière de radioprotection (Meinhold, 2004). De nombreux endroits établissent alors leurs propres normes en fonction des doses d’érythème cutané mesurées pour leurs équipements (généralement de 300 à 600 rads) (Inkret et al., 1995).
Ainsi, en 1921, la British Society crée le Comité des normes de protection contre les rayons X et le radium, qui a publié des recommandations entre 1921 et 1948, à mesure que des connaissances supplémentaires sur la radioprotection étaient acquises. Par exemple, les normes de protection britanniques de 1921 recommandaient :
(i) Pas plus de sept heures de travail par jour,
(ii) Les dimanches et deux demi-journées de congé par semaine,
(iii) Passer autant de temps que possible à l’extérieur,
(iv) Un congé annuel d’un mois ou de deux quinzaines, et
(v) Les religieuses et les infirmières travaillant à temps plein dans les services de radiologie et de rayons X ne devraient pas être sollicitées pour d’autres services hospitaliers. (Meinhold, 2004)
Au milieu des années 1920, Arthur Mutscheller (États-Unis) établit les premières limites de dose de tolérance quantitative. Il fixe une limite d’un centième de la dose d’érythème cutané sur une période de 30 jours, soit une dose de 72 rads par année (Inkret et al., 1995). Les premiers radiologues recevaient en moyenne 50 rads (500 mGy) par année. Comparez ces valeurs aux limites maximales actuelles pour les travailleurs de 50 mSv au cours d’une année donnée, avec un maximum de 100 mSv sur une période de cinq ans, établies par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN)[4]!
En 1929, les États-Unis créent le Comité consultatif sur la protection contre les rayons X et le radium (Advisory Committee on X-ray and Radium Protection, ACXRP) et leurs premières recommandations en 1931 suggéraient une limite de 0,2 R[5] par jour (50 rads par année). Cette limite a été réduite à 0,1 R par jour (25 rads par année) en 1936 (Stabin, 2007).
Pour aider à quantifier l’exposition, des dosifilms et des chambres d’ionisation sont développés dans les années 1920. Robert Landauer utilisait du film de radiographies dentaires pour estimer les limites de tolérance de l’érythème cutané, et Victoreen a fabriqué son premier Condenser R-Meter en 1923, permettant de mesurer quantitativement les rayonnements (Taylor, 1981).
En 1941, l’ACXRP américain établit la charge corporelle maximale admissible pour le radium à 0,1 µCi (ou 0,1 µg) (Rowland, 1994).
Le premier réacteur nucléaire (la Chicago Pile, article en anglais seulement) est construit à l’Université de Chicago et on le teste le 2 décembre 1942, et le domaine de la radioprotection moderne est commencé. (Le terme « physique de la santé » pour Health Physics a été proposé pour masquer le fait, pendant la guerre, qu’il s’agissait de la science de la radioprotection.)[6] Le Conseil national de radioprotection (National Council on Radiation Protection, NCRP) est fondé à partir de l’ACXRP en 1946 (Stabin, 2007). Pendant ce temps, au Canada, la Commission de contrôle de l’énergie atomique (CCEA) est aussi fondée en 1946, et devient la CCSN[7] en l’an 2000. Pour boucler la boucle, l’Association canadienne de radioprotection (ACRP) est fondée en 1979!
X-ray at St. Joseph’s Hospital in Sarnia, Ontario, 1946.
File: Picker x-ray machine (16087410301).jpg. Downloaded from Wikimedia. Description: X Ray in progress, St. Joseph’s Hospital, Sarnia. Original source: Flickr. Author: Congregation of Sisters of St. Joseph in Canada. Date: 1946. Permissions: This image was taken from Flickr’s The Commons. The image license was automatically confirmed using the Flickr API. |
Pourquoi les débuts de la radioprotection sont-ils importants?
Je crois qu’il est important de reconnaître la recherche scientifique, ainsi que les douleurs et souffrances qu’ont endurées les pionniers de la pratique de la radioprotection. Au Canada, nous disposons maintenant d’une réglementation bien établie en radioprotection, conforme aux meilleures pratiques internationales, et élaborée grâce à ce pionniers du domaine.
L’ACRP est fière d’être une organisation œuvrant dans le domaine de la radioprotection et qui a pour objectifs :
- de faciliter les échanges de données scientifiques et techniques entre ses membres,
- de publier les découvertes,
- de promouvoir l’éducation et le perfectionnement professionnel,
- d’aider à l’élaboration de lignes directrices et de normes, et
- de soutenir les activités d’autres organisations axées sur la sécurité.
Que ce soit en personne ou en pratiquant la distanciation sociale, nous restons unis pour défendre la radioprotection au Canada et à l’étranger.
Restez en sécurité!
An early fluoroscope screen.
File: American X-ray journal (1902) (14570925627).jpg. Downloaded from Wikimedia. Original source: O’Hara, Dr. Fred S. (1902). X-Ray Narrative. American X-Ray Journal, 11(1), p. 1083. Permissions: This image was taken from Flickr’s The Commons. |
Notes
1. Éther : les régions supérieures du ciel, au-delà des nuages.
2. Tube à décharge électrique expérimental (avec vide partiel) inventé par le physicien anglais William Crookes à la fin des années 1800.
3. Pechblende, un sous-produit issu de l’extraction d’argent riche en uranium, autrefois utilisé dans les colorants jaunes et orange. (Pour plus de renseignements, voir Mining’s Bohemian Boomtown, Institut canadien des mines, de la métallurgie et du pétrole [ICM])
4. Consulter le Règlement sur la radioprotection (DORS/2000-203).
5. Röntgen (R) : unité d’exposition historique d’abord utilisée pour quantifier l’exposition aux rayons X. Un röntgen (1 R) est égal à la quantité de charge générée dans un centimètre cube d’air et peut être équivalent à 0,877 rad dans l’air ou à 0,95 rad dans les tissus. Pour les photos, un Röntgen est approximativement équivalent à un REM (ou à 10 mSv). Attention : comme 1 röntgen ~ 1 REM, il n’est pas rare que R ait plusieurs significations potentielles!
6. Voir « Why did they call it that? The origin of Selected Radiological and Nuclear Terms » (en anglais seulement).
7. Voir « L’historique nucléaire du Canada ».
Références
Bridges, K. (1897). The “Opus Majus” of Roger Bacon (vol. 1.). Oxford, R.-U. : Oxford Press.
Grand Forks. (1899, 6 avril). Burned by Roentgen Rays. Grand Forks Daily Herald, p. 7.
Grubbé, E. H. (1933, août). Who Was the First to Make Use of the Therapeutic Qualities of the X-ray? Radiological Review XXII, 184-187.
Heineke, H. (1905). Experimental Investigation of the Effect of Roentgen Rays on Bone Marrow and Roentgen Treatment of Leukemia, Pseudoleukemia and Sarcomas. Deutsche Zeitschrift für Chirurgie, (78), 196.
Hesse, O. (1911). Das Rontgenkarzinom, Fortschr. A d. Geb d. Rontgenstrahlen, (17), 82-92.
Inkret, W. C., Meinhold, C., et Taschner, J. (1995). A Brief History of Radiation. Los Alamos Science, 23, 116-123. https://fas.org/sgp/othergov/doe/lanl/pubs/00326631.pdf.
Leszczynski, K., et Boyko, S. (1997). On the Controversies Surrounding the Origins of Radiation Therapy. Radiotherapy and Oncology, 42(3), 213-217. doi: 10.1016/S0167-8140(97)01940-3
Meinhold, C. (2004). Lauriston S. Taylor Lecture: The Evolution of Radiation Protection – From Erythema to Genetic Risks to Risks of Cancer To…? Health Physics, 87(3), 240-248.
National Research Council (NRC) Committee on the Biological Effects of Ionizing Radiation. (1988). Health Risks of Radon and Other Internally Deposited Alpha-Emitters: Beir IV. Washington, DC: National Academies Press (US). doi: 10.17226/1026
Patterson, H. W., et Thomas, R. H. (1973). Accelerator Health Physics. Academic Press.
Rowland, R. E. (1994). Radium in Humans – A Review of US Studies, Argonne National Laboratory Report. doi: 10.2172/10114798
Sansare, K., Khanna, V., et Karjodkar, F. (2011). Early Victims of X-rays: A Tribute and Current Perception. Dentomaxillofacial Radiology, 40, 123-125. doi: 10.1259/dmfr/73488299
Scott, N. S. (1897). X-ray Injuries. The American X-Ray Journal, 1(3), 59-60.
Stabin, M. (2007). Radiation Protection and Dosimetry – An Introduction to Health Physics. New York : Springer.
Taylor, L. S. (1981). X-ray Measurements and Protection 1913–1964: National Bureau of Standards Special Publication 625. National Bureau of Standards. https://nvlpubs.nist.gov/nistpubs/Legacy/SP/nbsspecialpublication625.pdf.
Vogin, G., et Foray, N. (2012). The Law of Bergonié and Tribondeau: A Nice Formula for a First Approximation. International Journal of Radiation Biology, 89(1), 1-7. doi: 10.3109/09553002.2012.717732.